Autofiction « La Borne »

Je n’ai pas envie de jouer à la borne. La caissière me le propose à chaque fois mais au risque de passer pour un ignoble rabat-joie crachant sur les délices de ce bas monde, je maintiens. Je n’ai pas envie de jouer à la borne. Scanner un code-barre accolé à mon ticket de caisse pour camper encore une fois devant un écran et contempler débout, une animation de qualité médiocre en attendant de savoir si le numéro de ma transaction du jour est éligible à un avoir de 50 centimes, un écran plat, un filet garni ou une trottinette électrique, me m’excite pas. Non. Même pas un chouia. Désolé. Question roulette et machine à sous, je crois qu’il me faut Vegas ou rien. Sachant qu’il existe bien d’autres endroits en ce bas monde que je voudrais visiter. Bref. Je ne joue pas pas à la borne. Qu’il est doux d’être raccord avec ses maigres principes. Merci Intermarché.

Ce matin là, une file de joueurs empiétait très nettement sur l’allée centrale. Dire que dix minutes plus tôt, nous cherchions tous la caisse la plus rapide avant de maudire en silence le client cherchant sa carte de fidélité dans les tréfonds de son portefeuille, ou la mamie vérifiant son coupon remise sur son pack d’eau. Qu’il est doux de saisir les contradictions de notre vieille humanité dans les couloirs de notre monde moderne. Merci Intermarché.

J’esquivais l’amicale de la loterie et me traînai, un cabas dans chaque main vers la sortie. J’avais finalement pris un peu plus que prévu. (Bravo Intermarché !). Je n’avais toujours pas ma carté de fidélité mais néanmoins, les baies vitrées daignèrent s’écarter sur mon passage tel un radieux seigneur du moyen âge devant les hallebardes de ses sentinelles. La comparaison n’ira guère plus loin. Le dit-seigneur devant avoir moults serviteurs pour lui porter ses victuailles jusqu’à sa royale charrette. Les portes automatiques donc, s’ouvrirent et la canicule de juillet revint bousculer ma mémoire de poisson rouge 3.0 tant jours et heures se ressemblent dans les entrelacs des rayons climato-néonisés des commerces de grande distribution.

Devant la bande de bitume me séparant du parking, deux étranges oiseaux attirèrent mon attention. Deux petits billets de 50 euros se promenaient tranquillement portés par une brise. Assurément les hautes instances célestes avaient su enfin reconnaître les éblouissantes vertus de mon âme incomprise, et m’offraient après 38 années de séjours terrestres, une récompense que l’on pourrait certes qualifier de maigre, mais la pénurie était de mode.

Je refrénai un cri de joie pour ne pas effrayer mes jolis petits moineaux et tentai de rester digne en m’approchant pour leur mettre une basket dessus. Mais le vent est joueur. Il les fit rouler quelques mètres plus loin. J’accélérai, sautai. Il poussa un peu plus. Je me retrouvai au beau milieu de la voie avec mes deux cabas plus remplis que prévus et aucun endroit pour les poser en toute quiétude quand l’un deux arborait une boite de 12 œufs de gros calibre à son étage supérieur. Le temps de m’interroger sur le fameux ratio risque/efficacité qui guide notre monde occidental en ces temps, que mes deux petits billets s’effaçaient vers l’avenue me laissant transpirant et traversé d’un dépit aux atours métaphysiques. Je me retournai. Un clochard souriait sous le porche les yeux mi-clos. Quelques piécettes dormaient dans sa casquette. Devant les portes automatiques, une brune trentenaire m’observait derrière son chariot d’un air amusé, un ticket de caisse à la main. La chance passe vite. Je le lui rendis son sourire.

Jérome Pinel (2021)